Conférence Marcel Férat en Cilicie
Carnet de route de Marcel FERAT 1919 (Résumé)
1ère partie : Départ de France et traversée de l’Italie
Je rejoins le 412ème Régiment d’Infanterie à Laon (Aisne) vers la fin avril 1919, ce régiment devant partir prochainement pour l’Orient. Le 8 mai le 3ème Bataillon dont je fais partie, prend le train à destination de Sorgues dans le Vaucluse, puis Marseille et direction l’Italie. Une halte à Nice et Vintimille, puis le train débouche dans les plaines de Lombardie aux côteaux ensoleillés plantés de vignes, avec parfois quelques troupeaux de bœufs et de moutons qui paissent à droite et à gauche. Nous traversons quelques villages où les habitants, pieds nus et plus ou moins déguenillés se pressent aux abords de la gare pour nous voir passer.
Le 17 mai 1919, nous arrivons à Rome. Des religieux et religieuses parcourent le quai en nous donnant de nombreuses médailles. Au-dessous du pont où nous stationnons, une bande de gamins se jette sur les pièces de monnaie que l’on s’amuse à leur lancer. Le lendemain 18 mai, nous arrivons à Tarente dans la botte de l’Italie, où nous devons embarquer. Nous prenons le chemin du golfe et des chalands, conduits par des remorqueurs, nous transportent à bord du paquebot La Fayette ancré à quelques kilomètres du rivage.
2ème partie : la traversée
Nous pénétrons à bord du navire à l’aide d’échelles de corde. Le La Fayette est un grand bâtiment qui servait de navire-hôpital pendant la Grande Guerre et les 800 Poilus que nous sommes à bord, ont largement la place pour s’installer dans les salles d’hôpital du navire dont les lits ont été enlevés. La chaleur qui règne dans ces salles est étouffante et nous remontons vite sur le pont. Le temps superbe, la mer calme, tout nous fait présager un bon voyage. Vers 5 heures du soir, nous avons mangé la soupe préparée par les cuisines du navire. Nous n’aurions d’ailleurs pas eu à nous plaindre de la nourriture pendant la traversée, si elle avait été un peu plus abondante. Le soir venu, nous redescendons dans les « chambres » où on trouve des couvertures étendues sur le plancher et le lendemain à 6 heures du soir, la sirène du navire annonce le départ. Le bateau roule légèrement de droite à gauche et plusieurs ont le mal de mer. Le lendemain que nous apercevons les îles grecques et ce même jour, on nous a installé chacun un hamac pour dormir. Au 3ème jour, nous apercevons l’île de Chypre. Nous avons appris que nous débarquerons à Alexandrette, une petite ville de Syrie qui s’étend au pied des montagnes.
3ème partie : Alexandrette, le Camp des Sources, Dörtyol
Bien que ce soit une ville syrienne, où l’arabe est la langue commune, Alexandrette ressemble aux villes turques en général : Au fond d’une vallée étroite encaissée entre deux montagnes, on aperçoit un amas de maisons dominé par les minarets d’où les prêtres musulmans appellent les Turcs à la prière. Peu d’arbres aux alentours, pas de verdure, la vallée est presque déserte. Un cours d’eau coule à travers les rochers. On entre dans la ville par une route remplie d’ornières. Les rues sont pavées mais aucun pavé n’est à la même hauteur. Les fenêtres des maisons sont grillagées, les portes sont d’énormes plaques de fer. Les murs sont faits de chaume et de quelques pierres. Les belles maisons sont les demeures des Européens. Les quelques écoles ont été construites par les Allemands. Pour aller à notre cantonnement, nous devons traverser la ville. De chaque côté de la rue, des boutiques orientales, un spectacle nouveau pour nous. On vend de tout dans ces boutiques : oranges, dattes, bananes, cacahuètes, et quelques produits élémentaires d’épicerie. Un petit vieux à la barbe crépue et sale, assis au fond de sa baraque, les jambes croisées sous lui, attend les clients. Nous sommes les premières troupes françaises débarquant ici et c’est au pas cadencé, arme sur l’épaule, que nous avançons sous une chaleur tropicale. Après 20 minutes de marche, ruisselant de sueur, nous arrivons à la caserne située au bord de la mer. Sitôt déséquipés, c’est avec un véritable plaisir que nous prenons un bain de mer. Nous restons une douzaine de jours dans cette caserne. La nourriture est mauvaise mais à part quelques marches effectuées pendant ce temps, nous ne sommes pas trop à plaindre, sauf la nuit où nous sommes littéralement dévorés par les puces qui nous empêchent de fermer l’œil. Heureusement que la plage est à proximité et un bon bain de mer nous débarrasse de toutes ces vermines.
Accompagné de quelques camarades, je sors parfois en ville. Les amusements y sont peu nombreux mais les nouveautés des mœurs et les coutumes du pays nous fournissent de nombreux sujets d’étonnement. Quelques voitures « arabas » traversent à toute allure les rues de la ville : ce sont des sortes de charrettes trainées par des petits chevaux arabes. Les roues sont hautes, l’intérieur qui fait la carrosserie a un mètre de haut. Les Turcs sont toujours assis dedans les jambes croisées. Alexandrette possède quelques restaurants où l’on sert des plats « à la Française ». La piastre égyptienne est la monnaie du pays.
La chaleur torride et les marais avoisinants la ville, rendent l’air du pays très malsain à cause de la fièvre paludéenne, vulgairement appelée par nous, le palud et qui fait monter la température du malade jusqu’à 41 ou 42°. C’est pour cette raison que le 4 juin, avec tout notre fourniment, nous partons dans la montagne, pour aller jusqu’au « Camp des Sources ». Bien qu’il soit de bon matin, il fait déjà chaud. La route est un col qui se trouve à 14 km d’Alexandrette. La pente est très raide et, chargés comme des bêtes de somme, ça n’est qu’après cinq ou six heures de marche que, exténués de fatigue et trempés de sueur, nous arrivons.
Nous sommes en hauteur mais autour de nous, des montagnes encore plus hautes, sauf du côté de la mer. Une petite bise tempère un peu le soleil tropical de juin. Plusieurs compagnies sont déjà arrivées depuis une semaine et sont installées sous des marabouts (grandes toiles de tente circulaires). Sitôt arrivés et déséquipés, nous nous occupons au montage des nôtres. Travail difficile et compliqué car la pente de la montagne est raide. Il faut creuser, tasser et arroser la terre, et ça demande quelques jours. En attendant, nous couchons à la belle étoile, ce qui n’est pas gênant d’ailleurs, car il fait si chaud ! Le matin seulement, un petit vent frais se fait légèrement sentir. On trouve de l’eau facilement, ce qui est vraiment appréciable. Tous les jours nous allons à l’exercice. Exposés durant de longues heures aux rayons ardents du soleil, la plupart des hommes ne tardent pas à tomber malades et après chaque manœuvre, ce sont des files d’attente entières de brancards emportant les fiévreux, qui se dirigent vers l’infirmerie. Et au bout de quelques temps, nous déplorerons même plusieurs morts. Vers la mi-juillet, nous exécutons une marche dont les soldats du 3ème Bataillon du 412ème se souviendront longtemps. Partis à 4 heures du matin avec sac, fusil et couverture, nous arrivons seulement vers 9 heures du matin au sommet. Nous sommes à une très haute altitude et nous sommes déjà bien fatigués. Pourtant, il nous faut redescendre après avoir mangé la soupe et fait une sieste. Il est environ 2 heures de l’après-midi. Le soleil brûlant nous aveugle, les cailloux du chemin meurtrissent les pieds à travers les chaussures et ce n’est qu’à 6 heures du soir que brisés de fatigue, tenant difficilement debout, trempés de sueur, nous arrivons au camp. Ce fut d’ailleurs la dernière manœuvre que nous devions faire, à part quelques exercices de bataillon. Nous en avons su la cause : des Spahis étaient sortis de leurs tentes pour nous voir revenir de cette fameuse marche et parmi eux, se trouvait leur capitaine qui, en nous voyant arriver dans ce triste état, est allé trouver notre commandant et lui a dit que, sous un climat pareil, s’il continuait à nous faire exécuter de pareilles marches, dans quelques jours, il ne lui resterait aucun homme. Le commandant se rendit à la raison et après, nous avons été tranquilles.
Quelques jours plus tard, le capitaine de la 9ème Compagnie me fait appeler et me demande si je voudrais être infirmier. J’accepte et je m’installe à l’infirmerie du camp. Nous sommes six infirmiers, plus le caporal. Je suis beaucoup plus tranquille, bien que nous ayons beaucoup de travail. Quelques mois s’écoulent de la sorte. Les courriers avec la France sont assez réguliers et les réponses ne mettent que 15 ou 20 jours à nous parvenir. Les classes 15-16-17 quittent Alexandrette au cours des premiers jours du mois de septembre pour regagner la France afin d’être démobilisés. Tout heureux, nous les regardons partir car dans quelques temps, c’est sûr, le tour de la classe 18, la mienne, viendra.
Le pays est assez tranquille. Quelques tribus nomades de bédouins attaquent de temps en temps les colonnes envoyées pour les réduire mais c’est de loin que nous entendons parler d’une attaque sérieuse. Fin septembre, des infirmiers sont demandés à Alexandrette. Nous sommes 2 à y descendre le soir même. L’hôpital y est archicomble et nous avons du travail par-dessus la tête mais nous sommes assez bien nourris. Peu de temps après, je suis atteint de la fièvre palludéenne qui monte rapidement jusqu’à 41°. Pendant 15 jours, la fièvre ne diminue pas puis un mieux se fait sentir. Le Major de l’hôpital me fait remonter au bout d’un mois et demi au Camp des Sources pour ma convalescence. Au camp, on m’apprend que ma Compagnie est partie depuis quelques jours pour Dörtyol à 35 km de là. Une araba m’y mène. Quelques km avant d’y arriver, nous franchissons la frontière de la Cilicie. La Compagnie est arrivée depuis près d’un mois et logée dans des casernes turques où ils sont assez bien. Dörtyol est le pays des oranges et comme c’est la pleine saison, les civils du village, composés surtout d’Arméniens, nous en apportent de pleines corbeilles. Pour ma part, je suis assez heureux autant qu’on peut l’être à des milliers de km de ceux qui me sont chers. Des bruits courent que nous n’allons pas tarder à partir pour Marash. Le médecin me dit que rien de bon ne va nous arriver dans ces contrées peuplées de « Tchétés », le mot turc qui veut dire bandits. Quelques jours plus tard, nous nous mettons en route vers Katma. On est le 2 décembre 1919.
4ème partie : de Dörtyol à Marash
Nous avons deux jours de marche à faire pour aller à Tropak-Kale où nous devons prendre le train. Ces deux jours de marche sont très durs. Une mauvaise route et pour comble de « bonheur », la pluie ne cesse de tomber. A Tropak-Kale, nous embarquons et après une nuit passée dans les wagons, le train part. Après quelques km dans la plaine, le train s’engage dans les montagnes jusqu’à Islahyié, but du voyage. Une fois les tentes montées, nous couchons dans l’herbe près de la gare. Il pleut toujours à torrent. Le lendemain, la colonne composée de la 9ème, de la 11ème Compagnie et trois batteries du 2ème de Montagne, se met en route pour Marash à 80 km. La pluie fait rage et nous avançons à grande peine car la route est remplie d’ornières pleines de boue. Et en arrivant, il faut à nouveau monter les tentes pour se coucher. Le village de « Bel Punar » se trouve à proximité mais seuls les malades et les infirmiers dont je fais partie, peuvent coucher dans les maisons. Le lendemain, même chose. Celui qui n’est pas passé par des situations semblables, peut à peine se figurer toute la misère de ces deux journées de marche. A la nuit, nous arrivons à El-Oglou, un village comme Bel-Punar, qui est entièrement habité par des bandits qui ne se manifestent pas. La dernière journée de marche est un peu meilleure car la pluie a cessé et c’est sans encombre que nous arrivons à Marash, une ville de 70 000 habitants dont 20 000 sont Arméniens. Elle est tristement célèbre pour les massacres qui ont lieu régulièrement par les Musulmans envers les Chrétiens. C’est une des villes les plus sales et les plus détestables que j’ai vues durant mon séjour au Levant.
5ème partie : Marash, les colonnes
A notre arrivée, des milliers d’Arméniens sont aux abords de la ville, attendant notre arrivée pensant que nous amenons la sécurité dans le pays. La vue de nos uniformes « Bleus Horizons » cause beaucoup de joie à ces pauvres gens. Nous sommes cantonnés dans les bâtiments entourant une église catholique où les pères sont nous font un très bon accueil et nous sommes assez bien logés. La police de Marash est très sérieuse et les patrouilles parcourent la ville, ne permettant aucun rassemblement de plus de trois personnes et arrêtant immédiatement tout Turc porteur d’une arme quelconque, pistolet, poignard ou autre … De temps en temps, des colonnes sont envoyées pour réduire les bandits de la montagne. J’ai fait partie de trois de ces colonnes.
Pour la première, partis à 7 heures du matin, nous avons marché toute la journée et monté les tentes aux abords d’un village pour la nuit. Le lendemain à 5 heures, nous repartons et vers 10 heures, nous recevons des coups de feu d’un village sur notre droite. La fusillade dure toute la soirée et cesse à la nuit. Le lendemain matin on se met en route pour le retour. A un pont situé à 25 km de Marash, des cavaliers turcs nous attaquent. Tout près d’eux se trouve un village. Les pièces de 65 se mettent en position et au bout de quelques minutes, les maisons sont en feu et les cavaliers se retirent à toute allure. Aucune perte de notre côté et c’est sans encombre que nous arrivons à Marash.
Ma deuxième colonne a eu lieu le 8 janvier 1920.
Ma troisième colonne a eu lieu le 10 janvier 1920. La colonne dont nous allions à la rencontre a été attaquée tout le long du chemin et a subi des pertes. A El-Oglou, le général Quérette fait appeler un gendarme turc du village et lui dit d’aller avertir les habitants que si un seul coup de fusil est tiré par eux, le feu serait mis immédiatement aux quatre coins d’El-Oglou. Grâce à ces paroles énergiques, nous regagnons Marash sans risque.
6ème partie : la bigorne (= bagarre)
Dans la ville de Marash, vers 2 heures de l’après-midi, une fusillade éclate. Les patrouilles françaises parcourant la ville sont attaquées par les Turcs réfugiés en grande partie dans les mosquées. Des patrouilles françaises réussissent à regagner leur cantonnement mais d’autres ne sont jamais arrivées. La majorité des troupes est cantonnée à la caserne ou dans les églises. Toutes sont bien placées pour se défendre. Le général Quérette et son quartier général sont à l’hôpital américain. Des familles entières d’Arméniens arrivent pour se réfugier dans les églises, ayant la crainte d’un massacre qui d’ailleurs, ne tarde pas à se produire. Les tirs durent toute la nuit avec des alternatives de violences et d’apaisements. Une petite mosquée en face de l’église, nous gêne beaucoup et ce n’est qu’avec de grandes précautions que nous pouvons circuler dans la cour. La question la plus angoissante pour nous, est celle des vivres. Il était prévu du ravitaillement pour deux jours et ce temps étant écoulé, c’est à l’aide de pelles, de pioches et de grenades, que nous pratiquons des brèches dans les murs en terre, par lesquelles nous pillons tous les environs.
Des blessés arrivent de temps en temps dans la salle où l’on a installé l’infirmerie. Beaucoup sont atteints très grièvement car dans cette guerre, c’est à bout portant qu’on se tire dessus. Les agents de liaison ont pu rapporter des médicaments. Il fait un froid terrible et la neige tombe en abondance dans cette ville en flamme de tous côtés, car maisons turques et arméniennes sont en feu. Les Turcs, ne pouvant rien contre les troupes françaises bien retranchées, pénètrent dans les maisons arméniennes et massacrent sans pitié, hommes, femmes, enfants et vieillards. 8 000 de ces malheureux trouvent la mort sous le poignard des Turcs qui eux aussi, subissent des pertes très élevées durant ces trois semaines de bagarre. Vers le 7 février 1920, deux avions survolent Marash à une haute altitude. Le 8 février, du clocher de l’église, nous apercevons une grande colonne alliée qui se dirige vers la ville. Des officiers de tirailleurs faisant partie de cette colonne, réussissent à venir jusqu’à notre cantonnement. Ils nous disent que la colonne ne doit pas pénétrer dans Marash mais seulement en maitriser les abords. Le soir venu, nous nous couchons avec l’espoir que ce massacre va se terminer car l’artillerie française tire sans arrêt.
A 11 heures du soir, tout est calme dans la salle d’infirmerie quand la porte s’ouvre sur le capitaine Joly, de l’état-major du général et sur le lieutenant Ducreté de la 9ème Compagnie. Le capitaine s’adresse au médecin et dit : « Levez-vous et habillez vos blessés ! Dans cinq minutes nous quittons la ville ! ». En 2 mn, on est prêt. Pour les blessés, c’est une autre affaire. Ils sont une quinzaine plus ou moins gravement atteints. Beaucoup ne peuvent pas s’habiller du tout et on doit le faire chacun leur tour. Au bout d’1/4 d’heure, tous sont prêts, sauf trois qui sont absolument incapables de tenir debout. Suivi des autres, nous sortons de l’infirmerie et on regarde de tous côtés. Plus un Français ! Les Arméniens qui n’ont pas pu les suivre nous disent qu’ils sont partis depuis déjà dix bonnes minutes. L’idée de les rejoindre nous traverse la tête mais de quel côté aller avec nos 12 blessés pour qui chaque pas est une souffrance ? La mort dans l’âme, nous regagnons l’infirmerie. En chemin, nous trouvons un Français valide qui a été abandonné dans un poste. Nous organisons tant bien que mal un essai de résistance. Des fusils sont donnés par nos soins aux Arméniens capables de se défendre, et nous plaçons des hommes de garde à toutes les issues. Le 11 février au matin, au lieu des bleu-horizon et des kakis de la veille, ce sont des groupes de Tchétés qui parcourent la vallée. La fusillade dans la ville a complètement cessé. Qu’allons-nous devenir ? Plusieurs centaines de Turcs entourent l’église, porteurs de torches enflammées, avec l’intention de nous brûler vifs. Nous possédons deux fusils mitrailleurs et toute la journée, aidés des Arméniens, dont pourtant le courage est loin d’être la vertu principale, nous parvenons à tenir les bandits en respect. Nous apercevons par la fenêtre 2 Américains portant un drapeau blanc et parlementant avec les Turcs afin que ces derniers laissent la vie sauve aux Arméniens et aux Français réfugiés dans l’église. Nous sommes sauvés mais prisonniers !
7ème partie : De Marash à Césarée
Le 11 septembre 1920, après avoir mangé la soupe, avant le lever du jour, nous nous mettons en route. Nous sommes 150 en tout. 28 Français, 25 Sénégalais capturés depuis peu et environ 95 Arabes. Accompagnés d’une douzaine de gardiens à la mine féroce, nous partons avec dans nos musettes, 6 petites boules de pain, la ration de trois jours. En effet, le premier village où nous devons loger, se trouve au-delà de la chaine de montagnes à 120 km d’ici. Les premiers kilomètres sont une course plutôt qu’une marche. Les Turcs et les Arabes, bien chaussés, courent à l’avant. Les Français et les Sénégalais, pieds nus pour la plupart, les suivent à grand’ peine. Les coups de bâton et de crosses de fusils pleuvent. Nous suivons dans la montagne des sentiers où nous nous cramponnons avec les mains pour gravir les pentes abruptes. Peu après, un Français malade de la dysenterie depuis longtemps déjà, meurt de fatigue et d’épuisement. Il est enterré hâtivement par deux d’entre nous. A la nuit, nous arrivons à une vallée où nous devons passer la nuit. Il fait un froid terrible et nous ne sommes pas bien vêtus : les ¾ n’ont pas de chemises et sont habillés en toile. Les deux journées suivantes sont comme la précédente. Enfin, après trois jours de misère impossible à décrire, brisés de fatigue, les pieds en sang, nous arrivons à Kulchek, un gros village. On nous conduit à une caserne où nous devons passer la nuit. Nous y sommes assez bien mais nous ne pouvons même pas sortir pour aller à la fontaine. Le lendemain à 4h00 du soir, munis de deux galettes, nous repartons. Nous avons 16 km à faire mais ce n’est plus la montagne, c’est un chemin. Après quelques heures de marche au pas de gym, nous arrivons à la nuit noire, à un village de Tcherkesses. Les Tcherkesses sont des hommes originaires du Caucase tirant un peu sur le type russe.
Il pleut à torrent et sous la pluie battante, nous grelottons en attendant qu’on nous trouve un logement. Ils nous entassent dans la mosquée. Le lendemain matin, nous repartons et nous marchons depuis le lever du jour jusqu’au coucher. La nuit, nous couchons dans des étables et parfois le matin, nous avons mangé une méchante galette d’orge épaisse comme une feuille de papier à cigarette. Au bout de huit jours, nous arrivons à Asisia, une ville assez grande où nous sommes traités humainement. Un jour de repos et une nourriture mauvaise mais abondante, nous rendent un peu d’espoir. Dans trois jours nous devons arriver à Césarée, une grande ville d’Asie Mineure.
Notre marche se poursuit dans les mêmes conditions. Tous plus ou moins blessés aux pieds, nous avançons péniblement mais malheur aux retardataires. Enfin, après onze jours de misère sans nom, nous apercevons au loin Césarée.
8ème partie : Césarée
Nous pénétrons dans la ville et sommes conduits dans une église. La température de cette contrée est beaucoup plus froide que celle de Marash.
A peine arrivés, nous apprenons à notre grande stupéfaction, que nous ne sommes pas les seuls prisonniers en Turquie. Le 28 septembre 1920, la porte de notre prison livre le passage à ceux qui seront désormais nos compagnons de captivité. Ils sont 350 dont plusieurs adjudants et sergents. Beaucoup ont les pieds abimés par la route qu’ils viennent de faire et beaucoup sont d’une maigreur effrayante. Nous sommes piètrement nourris : ¼ de bouillon où nagent quelques pommes de terre ou quelques fayots, et assez souvent l’inévitable boulgour qui sert de nourriture. La boule de pain que nous touchons très irrégulièrement, est la seule chose qui nous empêche de tomber d’inanition.
Vers le 15 octobre, on nous conduit à quelques pas dans un orphelinat de fabrication européenne qui servait d’école dirigée par des maîtres français. Les chambres bien planchées et garnies de fenêtres vitrées, nous garantissent de la rigueur de l’hiver. Un robinet placé dans le fond de la cour, donne de l’eau en abondance. La ville de Césarée possède une importante mission américaine qui va s’occuper de nous. On nous distribue à chacun, deux couvertures, une chemise, un caleçon et un pantalon. Ainsi logés et habillés, nous reprenons un peu d’espoir. Mais la libération se fait attendre. Les jours et les mois passent et rien ne vient. L’hiver est très rude. La neige tombe en abondance et couvre la terre de plus de 60 cm. Vers la fin de décembre, dans un petit bâtiment situé au fond de la cour, une cuisine est installée et depuis nous avons de la nourriture en suffisance (pommes de terre, haricots, lentilles et boulgour), avec très rarement de la viande.
Depuis la mi-novembre, nous pouvons écrire de temps en temps et donner une adresse. Vers la fin du mois de janvier 1921, quelques-uns commencent à recevoir des lettres. Nous apprenons qu’un armistice vient d’être signé le 14 mars 1921 et que les délégués de Mustapha sont partis pour l’Europe afin de signer la paix. Quelques temps plus tard, je reçois quelques lettres qui m’ont fait un réel plaisir car il y avait longtemps que je ne savais pas ce qu’étaient devenus ceux qui me sont chers.
Le soleil printanier a eu tôt fait de fondre la neige et nous attendons avec impatience l’ordre de reprendre la route qui mène à la voie de chemin de fer et qui sera la dernière étape nous conduisant à la délivrance et peu de temps après, à la libération définitive.
Nous sommes le 29 avril 1921.